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Sur les traces


« L’adolescence est le temps où il faut choisir entre vivre et mourir. »

Hafid Haggoune, Quelle Nuit sommes-nous ?, 2005

I. Le jeune Loup

Silvius Procas était le douzième roi légendaire de la cité d’Albe la Longue (le premier étant son lointain ancêtre, Ascagne.), et avait deux fils : Numitor et Amulius. Lorsque Procas mourut, ce fut Numitor qui monta sur le trône.

Mais, peu de temps après, Amulius détrôna son frère, et s’empara du trône d’Albe. En outre, il força Rhéa Silva, sa nièce, à rejoindre les vestales (ces dernières étaient les prêtresses de la déesse Vesta, et devaient faire vœu de chasteté... ce qui arrangeait Amulius qui ne voulait pas que la descendance de son frère puisse lui porter atteinte).

Cependant, le dieu Mars s’éprit de la jeune fille, et, peu de temps après, elle accoucha de deux jumeaux : Romulus et Remus. Amulius, furieux de voir que sa nièce avait enfanté malgré son statut de vestale, fit emprisonner Rhéa Silva. Puis, il ordonna que les deux bébés soient jetés dans le Tibre.

Les deux nourrissons furent alors placés dans un panier, puis déposés sur le fleuve en crue (certaines légendes disent que les hommes d’Amulius auraient mal interprété les ordres de leur chef.).

Les deux nourrissons survécurent cependant à cette épreuve, protégés par les dieux. Ils furent alors recueillis par une louve, qui les plaça dans la grotte du Lupercal, et accepta de les allaiter.


Histoire des fondateurs de Rome



Toi qui recevras ce message, mon nom est Hadrien. J’ai 20 ans. Peut-être plus… Peut-être moins. Je ne sais plus. Le temps n’a plus d’importance à mes yeux depuis bien longtemps. À moins que ce ne fut hier. Trop de questions, peu de réponses. Toi qui as décidé de me lire je ne te raconterais pas ce que je vois autour de moi. J’ai choisi de t’écrire d’où je viens, qui je suis, où tout a commencé. Ou bien fini. Ce n’est qu’une question de point de vue, de perspective, de perception. J’espère que tu sauras voir à travers les lignes. Comprendre derrière les mots.


S’il doit y avoir un jour précis, j’ai 13 ans dans mon souvenir. La fameuse transition dont tout le monde parle. Comme un rite de passage, une fracture du temps qui déroule et se ponctue de soubresauts inévitables. Inévitablement construit par le cadre, la forme, la normalité sûrement. Un système dans lequel le monde des Grands et celui de l’enfance rentrent nécessairement en conflit. Est-ce inéluctable ou sommes nous conditionnés pour qu’il en soit ainsi ? Amen comme dirait l’autre. Celui qui a longtemps contribué à mon éducation. Pourquoi pas. J’en sais rien. En tout cas tout cela m’a souvent agacé, longtemps perturbé. Tout ce dont je suis sûr à l’époque c’est que je viens de Toulon. Le Sud. Celui de la Méditerranée, des cigales l’été et des pins parasols. Un Sud fait d’odeur de résine, de crasse latine et d’accents du midi.


Je grandis dans un port. Militaire de surcroit. Toujours ce cadre, imperturbable, indéboulonnable. Il y a cette idée que la discipline est la maitresse du bien commun… Sauf lorsqu’elle est en permission. En témoigne « le petit Chicago ». Un décor de film de gangsters américain. Où les filles de joie côtoient les marins revenus d’Indochine et les malfrats de la pègre locale. C’est cette image qui reste dans ma mémoire au-delà de ma réalité. Je ne l’ai jamais vécu personnellement et pourtant j’ai l’impression d’y être. Va savoir ce qui peut nous passer par la tête.

Moi je vis dans une belle Villa. Je vois encore les quelques vignes du jardin. Un figuier centenaire, bien garni l’été. Une herbe roussie par les fortes chaleurs des grandes vacances. Un mûrier, ce vieil arbre repère des ombres heureuses. Cet endroit, c’est mon premier territoire de jeu. Un totem planté là autour duquel j’ai bien tourné, bien couru, bien chanté. Je tombe, je me relève, je grandis. Et ça continue comme ça longtemps. Je revois d’autres détails. À 4 ans tiens, je suis entrain de regarder curieusement à travers l’embout du tuyau d’arrosage. Comment de l’eau peut-elle sortir de ce bout de caoutchouc inerte ? Mon père m’avait ouvert les yeux en ouvrant le robinet à ce moment là...


Je suis né un 20 août 1997. Ma mère s’appelle Stella Bellini et mon père était un capitaine de Cvtte. J.L. Duchêne. Un capitaine que j’ai toujours regardé avec admiration crois moi. De ce que j’en sais, ma mère, une magnifique Italienne des Pouilles, a émigré en France avec ses parents au début des années 80. Pour mes grands-parents, l’Italie ça sentait plus bon du tout. L’industriel Silvio Berlusconi commençait tout doucement à gagner du terrain dans l’imaginaire collectif italien. Mes Nonni avaient choisi l’exil comme pour contester la menace… Sans partir trop loin. Les racines c’est important malgré tout. C’est l’histoire de l’arbre que l’on enlève à sa terre et qui ne peut plus grandir. C’est pourquoi l’autre côté de la frontière avait était un moyen d’emporter un peu de terreau avec soi. Ils s’étaient laissés la possibilité de rechausser la botte à laquelle appartenait leur cœur. Finalement le terreau avait bien prit. Ils n’étaient jamais rentrés. Stella avait grandi, et je n’ai plus mes grands-parents.

De mon père par contre je ne me souviens pas de grand chose. Je crois qu’il a épousé Mamma le 10 juillet 1992. C’était le jeune enseigne de vaisseau Jean-Louis Duchêne. Etonnamment c’est plutôt mon Nonno italien qui m’a parlé le plus souvent de lui dans le détail : « Tu sais mon enfant, ton père était une personne exceptionnelle ! Il est né dans le Sud-ouest de la France, quelque part près de Toulouse. Je ne me souviens plus exactement où. Ba ! C’est pas important ! Je sais qu’il venait d’une famille ouvrière et qu’au gamin, c’est le rugby qui lui plaisait. Un beau et grand gars ton père. Une sacrée tête dure aussi ! Je m’en souviens ! Il avait probablement appris la vie à coups de poings et de plaquages. Malheureusement les Siens n’avaient pas de quoi lui payer des études de prestige. C’est pour ça qu’il avait décidé de partir loin assez tôt. Ton père c’était un amoureux de la mer et il rejoignait souvent l’océan avec sa moto, comme pour regarder loin devant vers l’avenir. Un jour il est parti de chez lui, embrassant tendrement sa mère et serrant avec respect la main de son père. Direction le port le plus proche pour embarquer comme marin. »


Mon grand-père a toujours été porté sur l’exagération. Les histoires c’était son truc. L’histoire d’un homme ne pouvait pas se résumer à de simples rouages existentiels sans reliefs. Tout homme est lui-même une histoire qui se raconte progressivement. Chaque détail, chaque instant qui sait être écouté, lu, décrypté, peut devenir une aventure extraordinaire. Pour mon grand-père, une bonne histoire est faite d’une multitude de moments ordinaires rendus extraordinaires. Mon père est en ce sens devenu un héros et cela me convenait parfaitement. Je le vois encore dans sa petite chambre de bonne à Brest. Un caractère si intrépide qu’il reçoit des affectations toujours plus importantes sur son bureau. Un sacré gars, c’est sûr ! Un bon marin, c’est pour la postérité. C’est peut-être ce qui a fini par le perdre pour de bon. Ca et un sens aigu du devoir. La passion l’a eu. J’ai peur. C’est les trémolos dans la voix qui me trahissent.


J’ai 13 ans, je suis presque un homme, et j’ai encore envie de chialer. Pourquoi veut-on grandir trop vite ? Je me sens déjà prêt à défier le monde entier à cet âge là et voilà que ce même monde s’écroule devant moi. Il aurait pu se caser, rester au port. Après tout lorsqu’on a la chance de rencontrer une belle Italienne et de l’épouser c’est ce qu’on fait non ! Eh bien pas lui. Pas lorsqu’on est amoureux transit de la mer, du grand large. Pas quand l’appel des sirènes est plus fort que celui de la forêt. Parce que le tour du monde il l’a fait, et pas qu’une fois. Des portes de l’Extrême-Orient, à la pointe du Cap Horn, dans les Caraïbes, proche des côtes Somalies. Il en a vu des continents, des ciels étoilés, des couleurs de peau. Non, décidément la vie conjugale n’était pas faite pour cet homme là ! Il s’est contenté de faire un gosse à ma mère pour lui laisser une part de lui même, puis il a réembarqué. Je suis né le 21 août 1997 sans le connaître. Deux mois plus tard, le jeune capitaine de Cvtte J.L. Duchêne disparaissait en Mer Rouge lors d’une intervention de sauvetage avec la FASM DUPLEIX. Fin. Début.


Puis j’arrive en 2010. Je commence à me dire qu’il est temps pour moi de connaître autre chose que mon Sud. Pourtant je l’aime ce Sud. Je me suis battu pour ça. Au sens propre comme au figuré. En témoigne quelques cicatrices par ci-par là. Je m’en contente et je me pavane avec. Pour le reste je ne m’en sors pas trop mal. Un physique athlétique, des cheveux bruns, une gueule cassée, juste ce qu’il faut pour pas être emmerdé. Puis des petits yeux clairs en amandes. La marque des gens de la mer, même ceux qui restent amarrés au port.


Hadrien c’est un prénom que ma mère a choisi. À moins que ce ne soit mon grand-père qui ait mis son grain de sable. « Tes parents t’ont appelé comme ça pour signifier au monde que tu ne serais pas personne ! » avait dit mon Nonno avec sa voix de baryton. Rappelle toi, toujours l’importance de l’histoire et de son conteur. Je grandis pas trop mal. L’amour de ma mère, c’est mon engrais ! Et je construis ma propre histoire du paternel. Je fouille d’ailleurs très souvent dans la vieille malle en acier où reposent les mémoires de mon vieux. Lettres d’admiration de camarades de bord, numéros de téléphone de jeunes inconnues d’un soir, photographies de défilés en uniforme, souvenirs de voyages improbables aux quatre coins du monde. Stella n’a rien jeté. Les souvenirs de son mari qu’elle avait beaucoup pleuré restent dans ce mausolée de fer inoxydable. Moi, je me contente d’y trouver quelques trésors pour mon imagination. C’est mon terreau à moi. Un Univers d’aventures fait de pirates, d’îles au trésor, de monstres marins et de quêtes impossibles. Le gêne des histoires est passé. Et j’en raconte beaucoup, toujours, beaucoup, toujours, surtout… aux autres parfois, aux Grands tout le temps. À 13 ans, je voyage déjà avec Kipling, Stevenson puis London et Saint-Exupéry. Mes yeux sont bien plus qu’un miroir, ils imprègnent mon âme d’enfant… Je les ferme encore puis j’embarque sur quelque goélette au large des Açores. Me voilà matelot. Un gaillard chevauchant l’océan.


Une tempête, un naufrage...


Mes premières armes je les fais sur la plage de la Mitre. Ma mère m’y emmène souvent. C’est une petite crique au Sud-est de Toulon. C’est assez calme à ce moment là. Je veux dire, comparée à la masse grouillante du Mourillon. J’en aime surtout cet immense rocher, planté majestueusement au bord de l’eau. Les enfants de la rade le surnomment la Patte d’Eléphant, pour sa forme, et y bâtissent un territoire de rêve et d’imagination. La plage, au départ réservée aux officiers de marine, avait été rachetée plus tard par la mairie. Pour nous, c’est un peu comme la fin d’une histoire. Je vois les enfants de la mer batailler ferme sur les remparts de leur rocher fétiche pour en conserver les droits de jeu. Au terme de journées entières de siège, on dresse le drapeau de la victoire. On se croie invincible. Rien ne peut nous arrêter car l’impossible n’existe pas. En tout cas pas pour nous. Pas tout de suite.


C’est de cette époque qu’est né un surnom longtemps défendu : Le Loup. Une histoire de vaillance et de sens de la stratégie militaire à ce qu’il paraît. Moi je crois plutôt que je n’ai jamais supporté qu’on me manque de respect ou à mes copains. Un loup c’est un animal robuste, malin et courageux. Surtout lorsqu’il s’agit de son territoire. Et puis lorsqu’on a la chance d’avoir un terrain de jeu comme la Patte d’Eléphant… Eh bien… Enfin ça c’est avant. Avant que je ne laisse partir le petit garçon. Loin, très loin… au pays de mes chimères.


J’ai 13 ans bien tassés. Je sens que tout bascule. Je ne maitrise plus… On me pousse et je me sens juste tomber de l’autre côté. De l’autre côté de quoi au juste ? Sûrement pas des habituelles complications d’ado pré-pubère dont tout le monde vous rabâche les effets. Ca on s’en fout un peu quand même. C’est une question plus profonde, plus intime, plus mystique. Le louveteau devenait Loup. Sans raison, sans contrôle. Parce que c’est le moment et qu’il faut le laisser venir. Mes sens s’aiguisent. Ma vue s’intensifie. Vivre, oui, vivre devient une nécessité absolue. Mon cœur bat la chamade au son des départs de bateau. Je trépigne de joie lorsque commence l’aventure d’un livre, et tombe dans une triste déprime lorsqu’elle prend fin à la dernière page. Je suis le marin accoudé au comptoir d’un troquet sordide qui attend le prochain départ comme si sa vie en dépendait. Ma mère, ça l’a rend alors nerveuse. Il Faut dire qu’avec la perte de Jean-Louis, elle est un peu vaccinée contre les dangers d’une vie d’aventures. Elle devient du coup un peu protectrice. Un peu mammona comme l’aurait dit mon grand-paternel. Elle m’oppresse sans s’en rendre forcément compte. Je contiens en moi un trop plein d’énergie. Ca ne peut pas durer indéfiniment. Après tout, un loup n’est pas un chiot dressé, non. Je me sens finalement un peu comme la chèvre attachée de monsieur Seguin regardant avec gourmandise l’immensité des espaces sauvages. Je souhaite tomber dans la gueule du Loup. Être entraîné loin de mes chaines et disparaître dans la forêt. Je me sens encore bien trop sage à mon goût.




II. Le clan

La journée est déjà bien avancée. Mon regard se noie dans le ressac des vagues. Je suis loin, très loin… quelque part un jeune homme grandit. Ce n’est plus qu’une question de temps. Il est là, je le sens à nouveau. Ce petit garçon qui s’éveille et se libère…


J’ai 14 ans et ma mère me contient, me canalise, m’analyse. Elle me maintient dans le rêve de mes livres. Je suis un aventurier des pages jaunies que je tourne. Stella me tient par l’amour maternel. Après tout je me sens homme sans l’être encore, pas tout à fait. Encore faut-il que le jeune Loup entende son indépendance.

Il y a une bande bien avant ça. On s’émerveille, on se chamaille, on refait le monde. Je parle de l’innocence de l’enfance. À ne pas confondre avec de la naïveté. Je ressens ce moment où l’on était sûr de sois. Il n’y avait de bagarres que par nécessité physique. Le besoin d’exulter son énergie et de l’échanger… Avec les poings c’est plus facile, plus direct, pas besoin de fioritures. Pour ça la meute a le coup dur.


Avec elle ce sont quatre compagnons qui se dessinent dans ma mémoire. Ceux-là restent, les autres sont partis. Le club des quatre compagnons. Un nouveau groupe d’aventure à ajouter à ma bibliothèque verte. Mais je ne l’ai vois plus ensemble. Ils sont seuls devant moi. Ils sont parfaitement clairs…

Ivan, dit « Le Ruskoff». Les cheveux blonds coupés courts coiffés en brosse, le teint clair, des yeux bleus azur et froids, un menton carré, une carrure d’athlète et un tempérament trop calme. Le surnom est tout trouvé. C’est l’ainé sans aucun doute. Je me rappelle de son Vieux militaire. Un gars discret aux allures de représentation. Il avait fait son devoir de transmission. Droit, fin stratège et amateur d’Histoire. Oui, le Ruskoff est une silhouette nette de mon passé.

Alex, dit « l’Artiste ». Il y a en chacun de nous un fou qui surveille. Le sien s’éveille et s’assume. Il est là sans vraiment l’être. Où plutôt complètement. En décalage c’est sûr. Pourtant il est bien lucide, c’est un artiste. Un artisan de la vie que j’admire pour son savoir-faire. Gestes précis, regard profond, discours rare et subtil. Il existe dans la matière. Ne vois que le prolongement des choses. L’Artiste survit dans le prolongement de mon être.

Eric, dit « La Guigne ». Eric, Eric, Eric... Un frère au delà du sang. On se connaît depuis toujours c’est une certitude. Il est le passé tout en étant le futur. Je le vois grand parce qu’il est une évidence de ma mémoire. Je suis à la fois sa malchance et sa maladresse. La Guigne est une mésange virevoltant vers les problèmes. Il ne pêche pas par orgueil ou par ignorance. Non, la naïveté l’inspire, le transcende, le porte toujours plus loin. Pas de solutions sans problèmes est sa devise pour la vie. Elle est maintenant la mienne.

Tous ceux-là c’est moi. Un chef parmi les chefs. Mis en avant sans vraiment le décider. Je dois avouer que mes références ne manquent pas à l’appel. Long John Silver, Martin Eden, Croc Blanc, Corto… Des personnages de ma jeunesse qui me maintiennent sur les flots. Loin des smartphones et de la télécommunication. J’y préfère les îlots à pirates ou les cabanes de trappeur. Eux ne trichent pas. Ce sont des pages d’imagination qui s’approprient nos territoires de rêves.

Pourtant je peux sentir ce bouleversement qui s’annonce. C’est un passage initiatique qu’on ne traverse qu’une fois. C’est l’histoire d’un père qui disparaît en mer…


Toujours ce ressac qui m’hypnotise…


Ce doit être le début de l’hiver lorsque j’ouvre la piste. Une matinée glaciale dans laquelle je m’engouffre. Le ciel se couvre vite, la tramontane lance son appel vers la mer. Puis c’est le noir complet. Un soleil de minuit aux accents du midi. Il se met à pleuvoir. Ou plutôt à tomber une pluie froide aux allures de mousson. Je sens le ciel ivre de douleur jusqu’à en exploser de chagrin. Je me mets alors à courir sans l’avoir vraiment commandé. C’est un jet d’instinct. Je laisse mes jambes s’emballer jusqu’à trouver refuge sur une arche perdue. Je ne vois rien d’autre que l’ombre d’un réverbère qui clignote. Ce doit être la lanterne de ma goélette. Le pont est pourtant désert… Je me sens comme hypnotisé par le déluge. Je reste juste là, seul, à observer les alentours. Rien que des ruelles étroites abandonnées aux éléments. La pluie martèle avec acharnement les pavés. Je suis bien dans la vieille ville. Un « Chicago » perdu. Aucune trace de vie sauf la mienne. La cour des miracles de l’aventure toulonnaise est noyée dans la violence des éléments. La Basse Ville est devant moi comme une vieille femme malade laissée au souvenir de l’Histoire et de ses légendes. Il pleut, je pleure, elle pleure et je prends de la hauteur.


Puis plus rien. La pluie s’arrête sur un paysage de désolation. Je vois apparaître l’ombre du clocher de la cathédrale Sainte Marie. Un rayon perce, disparaît, perce à nouveau. Le temps se joue de moi. Mes yeux clignent à la manière d’une lunette photographique. J’embrasse les alentours. Ca y est j’y suis. Il est là tout autour de moi, si subtil et si intense. Je l’appelle sursaut de vie car il me prend aux tripes. Je suis là sans l’être vraiment, hirondelle volant vers les terres du Sud. Je transpire la lucidité alors que mon regard est possédé par l’ailleurs. Mon sang prend la couleur du sable rugueux du désert de Gobi, l’ocre des terres hostiles d’Afrique, le vert explosif des rizières du Vietnam et le bleu laiteux des lacs gelés de Patagonie. Je suis un cocktail de sensations fortes. Je me sens ici et maintenant, tout en étant très loin là-bas. Oui, là-bas, très loin, sans lendemain, sans quelqu'un. Qui je suis à ce moment précis, je ne le sais plus vraiment. C’est une émotion que mon esprit et mon corps ont simultanément ancrée comme pour ne jamais la laisser partir. Je me sens comme une vierge. Imprégné de la naïveté de l’enfance, et soumise tout à coup à la violence d’une sensation plus grande que moi.


Oui c’est bien ce jour là que le louveteau meurt. Et je suis un Loup qui ouvre sa propre piste.

III. Le territoire

L’eau me réveille de ma torpeur. Je fais machinalement quelques allers-retours. Depuis combien de temps suis-je ici ? Mon esprit reprend sa course vers le souvenir…


Le téléphone sonne. C’est ma bande qui m’appelle. Je ne suis jamais arrivé à l’école ce jour là. Rien ne pouvait gâcher l’intensité de mon état. Aucun prof, aucune bagarre, aucun pion. Je veux ce moment pour moi. Pourtant je dois comprendre les miens. Pas de signes, pas de nouvelles, une absence incomprise. Mais moi je suis étonnamment calme. J’écoute le flux de paroles qui m’arrive du combiné sans l’interrompre. Puis face à mon silence, un autre silence lui répond. Il est rapidement rejoins par un « T’es là ? ». Oui je suis bien là. Plus que jamais. S’ils savaient. Je balance tranquillement un « à la Basse-Ville, près du stade Mayol dans 1h ». Je raccroche et reste plongé dans ma transe. Je ne veux plus la laisser partir.


Je me retrouve enfin en face d’eux. Ces pirates ont la curiosité bien plus forte que la raison. Pourtant je peux sentir leurs craintes d’être ici. La Basse Ville. Ca sonne depuis longtemps comme une légende du monde d’en bas. Ici, la Patte d’Eléphant reposait désormais en paix au fond de nos souvenirs. Je m’apprêtais à les inviter à me suivre sur ce territoire de ragots. Car pour moi on allait s’enfoncer vers l’avenir. La Basse Ville se réveillait d’entre les morts pour reprendre ses droits dans notre imaginaire.


Mon cœur, ce matin là, s’était transformé, comme lavé par les pluies torrentielles. Il s’était mû en un désir carnassier de chasse à l’aventure et aux nouvelles rencontres. Mais pour eux, encore bercés par l’innocence d’un imaginaire enfantin, c’était comme rejoindre l’enfer sur la pointe des pieds. Je perçois presque le fil de leur pensée. La Basse Ville, une zone de quarantaine aux frontières tracées par un accord tacite. Des murs silencieux, royaumes sur lesquels dansent des ombres furtives. Je me sens attiré par ce lieu parce que je ne le maitrise pas. À ce moment là, je me souviens ressentir de l’excitation. Je veux la partager avec mes gars. À l’image d’un équipage pris dans la tourmente d’une tempête. Le pont s’active, les cordes se tendent et chacun mord dans l’adrénaline sans sourciller.


Je franchis imperturbable la lisière de cette forêt urbaine. C’est le cœur du démon que je veux atteindre. Directement, sans concession, sans étape. Je peux sentir la meute derrière moi. Silencieuse, pensive, les sens aux aguets. Une sorte d’instinct de survie qui refuse de se soumettre à la confiance qu’ils ont toujours eu en moi. Je tourne au niveau du cours Lafayette. Je m’enfonce tout doucement vers l’Ouest, dans quelques ruelles perpendiculaires moins fréquentées. On croise parfois les silhouettes discrètes de deux ou trois fantômes, le regard figé et méfiant. Je me fige, les regarde, j’attends. Silence. Je les fixe toujours. Intensément. Silence. Je laisse passer quelques minutes. Je sens qu’ils veulent comprendre et s’attachent à mon regard comme à une bouée de sauvetage.


Je leur conçois cette peur du mystère. Il est si présent et on ne le regarde pas, ou plus. C’est cela que je défends en ce jour. La perception du regard. L’expression du cœur au-delà de la force mentale. Ne plus sentir mais ressentir le monde. Attendre là et prendre ce qui nous est offert. Car la vie est un cadeau si fort et pourtant si fragile. Je crois qu’ils ont compris l’importance de mon expérience. En cela je ravive au fond de ma mémoire ces gars que j’ai aimés longtemps. Ils sont chacun un morceau de mon être. Quand je tente d’apercevoir mon reflet dans l’océan, c’est eux que je vois.


Mais revenons-en à nos loups égarés. Je revois encore leurs visages illuminés. Ils sentent eux-aussi. Quelque chose est tapie quelque part non loin de leur conscience. La Vieille Ville recouvre tout à coup son image sublime, animée de ses passages légendaires, ses bordels clandestins et ses fumeries d’opium. Elle reprend sa robe des beaux jours, lorsqu’à la nuit tombée, sous l’œil attentif des patrouilles, se déclarent des bagarres de matelots à l’orgueil exacerbé par l’alcool. Nous ne faisions qu’un à ce moment là, vivant l’un pour l’autre et l’un avec l’autre. Membre après membre, nous grandirons véritablement ensemble, réunis dans la découverte de nous-mêmes et de l’inconnu. L’éveil est en marche et la Basse Ville doit en être le territoire.


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